Documentalité

Sous-titré « Pourquoi il est nécessaire de laisser des traces », le livre majeur de Maurizio Ferraris est incroyablement riche, structuré et indispensable. Je ne reviens pas à nouveau sur le sentiment un peu Mes articles utilisent parfois des liens wikipedia : faites attention à la qualité des informations que vous pouvez y trouver, notamment celles ayant des résonnances politiques.frustrant qu’il y a à lire sous la plume d’un autre, et en bien mieux, ce qu’on aurait aimé écrire : je l’ai déjà dit dans ma recension de son « Manifeste du nouveau réalisme« . Documentalité est un ouvrage d’une autre envergure : c’est une somme très ambitieuse qui vise à ranger les différents objets qui existent (« catalogue du monde » est le titre du premier chapitre), et qui dans sa description très complète du réel, fait un plongée en détail sur les « objets sociaux », leur mode d’existence, et leur lien avec le phénomène, pris dans son sens le plus large, d’inscription.

Admirable forme

L’écriture de Ferraris est d’une grande clarté, et d’une grande élégance. Au delà de son style, cela se traduit également dans la structure même de l’ouvrage : une introduction en donne une vue d’ensemble, de nombreux passages récapitulent pour le lecteur l’avancement dans le fil de l’exposition des différentes thèses, et un épilogue résume de manière impeccable les 11 thèses développées dans le livre. Cela montre une démarche pédagogique, qui en jonglant avec différents niveaux de détail, et en intégrant à son raisonnement des contre-arguments régulièrement, assume une très grande clarté (au sens de Larmore : « Une position philosophique est claire dans la mesure où l’on spécifie les conditions dans lesquelles on l’abandonnerait »).

Quelques éléments

Loin de moi l’idée d’envisager de résumer un tel livre. Je vous en partage simplement quelques points marquants dont je souhaite garder trace. Il est d’ores et déjà devenu une référence majeure pour la suite de mes réflexions sur le réel.

Les différents objets composant le réel

L’approche de Ferraris est de considérer que le monde est la totalité des individus, lesquels font partie de classes au titre d’exemplaires. Dans mon essai, j’avais posé la même approche avec une logique de classes également, et avec le terme instance pour parler des exemplaires. Ferraris distingue ensuite les sujets et les objets (les sujets ont des représentations et pas les objets), et divise les objets en trois grandes classes : les objets naturels, les objets idéaux et les objets sociaux. Voici les caractéristiques qu’ils leur attribue :

  • Objets naturels : se trouvent dans l’espace et dans le temps indépendamment des sujets
  • objets idéaux : se trouvent en dehors de l’espace et du temps indépendamment des sujets
  • objets sociaux : se trouvent dans l’espace et dans le temps de façon dépendante des sujets

Bien sûr, « les sujets sont aussi des objets naturels (ils en sont une sous-catégorie), en tant qu’entités biologiques, et (s’ils s’insèrent dans une société), ce sont également des objets sociaux.
Il insiste ensuite sur le fait que, si les objets sociaux dépendent des représentations et des croyances des sujets, ils ne sont pas pour autant purement subjectifs.

Objet = acte inscrit

Le coeur de l’ouvrage repose sur la règle générale posée par Ferraris, qui est que tous les objets sociaux sont des actes inscrits.
En d’autres termes : les objets sociaux sont le résultat d’actes sociaux (qui impliquent au moins deux personnes) caractérisés par le fait d’être inscrits : sur le papier, sur un fichier d’ordinateur, voire simplement dans la tête des personnes.
Ferraris construit sur cette base une véritable ontologie et une épistémologie des objets sociaux. Son approche qui met l’inscription au centre, donc l’enregistrement. Sa thèse le conduit à penser la société, non comme basée sur la communication, mais bien sur l’enregistrement.
Tout cela est passionnant. Et je ne peux pas, évidemment, vous donner à voir la richesse des raisonnements et des idées qui y foisonnent. J’en retiens une dernière, qui est très proche de mon intuition et de ma compréhension du fonctionnement de l’esprit humain, né des inscriptions (et non l’inverse) :
Il s’agit de reconnaître dans chaque oeuvre de l’esprit le résultat d’inscriptions internes et externes, en mettant à profit les acquis de l’ichnologie11. Ferraris appelle ichnologie la science de la trace et des inscriptions au sens très large du terme et de la documentalité. Cela vaut tant pour l’esprit subjectif (l’âme en tant que table) que pour l’esprit objectif (le monde des institutions et pour l’esprit absolu (art, religion, philosophie) : aucune production de l’esprit ne pourrait subsister sans la lettre, l’enregistrement et le document ; et, plus radicalement, l’esprit trouve sa condition de possibilité dans la lettre, dans les inscriptions qui nous constituent comme être sociaux.
Allez, une petite dernière pour la route :

Le monde est plein d’inscriptions : c’est tout, mais c’est vraiment beaucoup, car ces inscriptions constituent l’intégralité du monde de la société, de la culture et de l’esprit..

Maurizio Ferraris (1956),
philosophe italien.


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