Cela faisait un moment que l’Empire du Bien, de Philippe Muray, était dans ma pile. Sacré plume, incisive, avec un sens de la formule incroyable, et surtout quel contenu ! L’auteur y décrit notre monde avec un regard plus que critique : il déteste ce qu’est en train de devenir l’Occident. Refusant de voir le Mal, tentant de l’occulter, évacuant la réalité de la condition humaine (mort, solitude, absurde et liberté), ses contemporains (qu’il a décrit ailleurs comme des « homo festivus », et qu’il décrit dans l’Empire du Bien comme des « cordicolâtre » – adorateur du coeur, des bons sentiments) lui donnent visiblement une franche nausée.
Incroyable interprète
Bien sûr, ce n’est pas la notion de Bien en tant que telle que critique Muray, c’est le vernis de Bien qui habille la volonté entêtée de ne pas vouloir considérer le mal, tout en animant un petit cinéma visant à faire croire qu’il n’a jamais été autant présent. Le Bien domine, mais une sorte de « Bien réchauffé » :
Oui, le Bien a vraiment tout envahi ; un Bien un peu spécial, évidemment, ce qui complique encore les choses. Une Vertu de mascarade ; ou plutôt, plus justement, ce qui reste de la Vertu quand la virulence du Vice a cessé de l’asticoter. Ce Bien réchauffé, ce Bien en revival que j’évoque est un peu à l’ »Etre infiniment bon » de la théologie ce qu’un quartier réhabilité est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’ »espace arboré » à de bon vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature.
Davantage la nostalgie du Bien que le Bien réel impossible. Voilà. Une sorte de prix de consolation. Un Bien de consolation, en somme.
Ca ne pouvait plus durer les barbaries ! ça suffisait les horreurs ! Tout le monde au lit ! En clinique ! Tubes, chimie, visites, télé dans la chambre. Silence, on soigne ! L’hôpital ne rigole plus de la charité, c’est ensemble désormais, main dans la main, qu’ils prennent à coeur notre avenir. Sous anesthésie au besoin. Cure de sommeil. Calmants. Dodo.
C’était, en 1991, un incroyable interprète de son époque.
Libre
Ce qui se ressent, au fil des pages, acerbes, dures, c’est un homme libre. Critiquant ceux qui veulent toujours plus contrôler les autres (par des lois), les empêcher de faire ce qu’ils veulent, ceux qui veulent que rien ne dépasse (le Consensus comme éthique de la discussion : « Le doute est devenu une maladie »), il décrit très bien, en avance, la formidable police de la pensée que sont devenus les médias.
Quiconque sera surpris en flagrant délit de non-militance en faveur du Consensus se verra impitoyablement viré, liquidé, salement sanctionné. Comment la réalité tiendrait-elle devant de pareils sortilèges ? Les évènements n’existant presque plus, il faut en décréter de toute pièces, et dans le plus grand arbitraire.
J’avoue avoir été touché par ses pages sur le collectivisme, car c’est un sujet qui me parle. J’ai une méfiance assez grande des mouvements collectifs, et me trouve plus dans mon élément face à des individus.
Le télécollectivisme philanthrope hérite parfaitement, et en douceur, du despotisme communiste ainsi que des plastronnages vertueux de sa littérature édifiante, ses pastorales aragonesques comme ses idylles éluardiennes. Tous les cerveaux sont des kolkhozes. L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite. Les derniers noyaux de résistance s’éparpillent, la Milice des Images occupe de ses sourires le territoire. Du programme des grosses idéologies collectivistes, ne tombent au fond que les chapitres les plus ridicules (la dictature du prolétariat au premier plan) ; l’invariant demeure, il est grégaire, il ne risque pas de disparaître. Le bluff du grand retour de flamme de l’individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est donc une de ces tartes à la crème journalistico-sociologique consolatoire qui n’en finit pas de me divertir. Individu où ? Individu quand ?Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ?
Dur, mais diablement salutaire
Alors, bien sûr, ce livre est dur. Parfois trop, révélant une certaine misanthropie de l’auteur. Mais il tape souvent juste, et j’aime cette prise de risque, et ce côté foutraque : ça râpe, c’est dense, ça pique, et ça fait un bien fou. J’aurais bien aimé rencontrer ce gars là. Quel souffle d’air frais, quelle liberté ! Il me reste donc à entrer dans ma bibliothèque de citations quelques formules magnifiques trouvées dans ce livre, et certainement, un jour à lire son journal.
Et vous ? Connaissez-vous les livres de Muray ? Avez-vous lu ses chroniques dans la Revue des Deux mondes ou dans Marianne ? Recommandez-vous un ou l’autre de ses romans ?
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