Boussole de vérité

Pour discuter intelligemment, il est très utile de parler de la même chose, et avec des « règles » communes. Voici quelques règles – 10 – permettant de se prémunir contre de fausses discussions. C’est un peu ma boussole à  réflexion et discussion, ma boussole de vérité. C’est une ébauche : n’hésitez pas à  commenter, critiquer, compléter afin que cet outil devienne plus utile.

J’ai conçu cette liste comme une série de questions à  se poser devant une affirmation « A », permettant d’évaluer son intérêt, son degré de vérité…c’est bien ambitieux, je sais. Mais c’est utile pour continuer à  discuter entre « éveillés ».

Pour les éveillés, il n’est qu’un seul monde, qui leur est commun; les endormis ont chacun leur monde propre, où ils ne cessent de se retourner.

Héraclite (-544 – -480)Philosophe grec

Réalisme

Parlons-nous bien de la réalité ? C’est un peu bête à  dire, mais c’est très utile de le préciser. Le langage étant notre principal outil de perception du monde, il est facile d’oublier, dans notre réflexion, qu’un enchainement logique d’idées ne suffit pas à  garantir sa vérité. Comme le rappelle magistralement Monsieur Phi, la vérité est l’adéquation – la correspondance – entre une proposition et la réalité.

  • Question 1 : l’affirmation « A » est-elle bien un énoncé / une proposition portant sur le réel (les 3 mondes de Popper) ? Il doit être clair qu’il n’y a pas de confusion entre le réel et le langage.

Point de vue et intention

Si l’on considère – et ça vaut mieux pour continuer à  discuter – que nous ne voyons pas tous le réel avec le même point de vue, il est utile de le préciser pour que la discussion avance. Considérez un caillou avec un face lisse, et l’autre rugueuse : deux interlocuteurs placés chacun d’un côté pourraient se disputer pendant très longtemps sur l’état de surface de ce caillou, s’ils ne prennent pas la peine, à  un moment, de considérer qu’ils n’ont pas le même point de vue. Par ailleurs, choisir un point de vue est toujours un acte. Il est utile de savoir s’il est associé à  une intention.

  • Question 2 : à  quelle question répond cette affirmation « A » ?
  • Question 3 : Peut-on imaginer une ou plusieurs autres questions permettant d’éclairer le sujet différemment ? Peut-on changer/compléter le regard que l’on porte sur ce morceau de réel ?
  • Question 4 : Qui a la charge de la preuve ?Suite à  une remarque d’Un regard inquiet, je supprime ce point car il est contenu dans la question suivante
  • Question 5 : Quelle est l’intention de l’interlocuteur quand il affirme « A » ? établir la vérité, certes, mais encore ?

Valeur du sujet

On peut très bien parler du réel, en comprenant bien les différents points de vue, mais se perdre dans des sujets sans intérêt…La valeur étant subjective, une affirmation attribuant une valeur à  un objet est nécessairement personnelle et non discutable. Et on n’est pas obligé d’être intéressé par les mêmes sujets. La valeur d’un sujet est en général relié à  l’impact sur nos comportements et réflexions que l’on imagine qu’il va avoir.

  • Question 6 : « A » est-elle un jugement de valeur ?
  • Question 7 : Le sujet abordé par « A » m’intéresse-t-il ?
  • Question 8 : Est-ce que « A est vrai » va changer quelque chose pour moi, dans ma vision du monde ou mes actions ?

Clarté

Rien de plus facile que naviguer dans le flou le plus total lorsque l’on discute ou réfléchit. Le seul moyen pour éviter cela, c’est de clarifier les choses, les idées, le contexte d’utilisation, et les hypothèses sous-jacentes. On retrouve ici aussi les idées de réfutabilité (Popper) et de clarté (Larmore) qui visent à  expliciter les conditions dans lesquelles on abandonnerait cette idée « A » (=reconnaitrait comme fausse).

  • Question 9 : Les termes de « A » sont-il bien définis ? et le contexte précisé ?
  • Question 10 : les conditions dans lesquelles on abandonnerait « A » sont elles précisées (expérience, hypothèses implicites ou explicites) ?

Boussole de vérité ?

Avec ces 10 questions, il me semble que toute proposition devrait pouvoir être discutée, évaluée, critiquée, etc. par des personnes rationnelles de bonne foi. Rien de mieux pour vérifier si un outil est bon que de le tester ! Je l’ai testé avec quelques-unes de mes idées et je trouve l’exercice intéressant car il force 1) formuler ses idées comme des propositions et non des croyances, et 2) à  préciser des aspects que l’on ne prend pas toujours la peine d’expliciter. Et vous, qu’en pensez-vous ?


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Commentaires

4 réponses à “Boussole de vérité”

  1. Avatar de François UNGER
    François UNGER

    Très interessant. je vais tester ce protocole dans une discussion avec toi si tu veux bien.
    merci aussi d’avoir remis le diagramme de Popper concernant la notion de « réel ». C’est très important et j’y retrouve des réflexions que m’ont inspirées le fameux RSI de Lacan: Réel, Symbolique et Imaginaire, trois dimensions de ce que nous vivons.

    1. Avatar de BLOmiG
      BLOmiG

      hello merci pour ton commentaire. Ce sont des questions que j’essaye de m’appliquer à  moi-même, mais pas toujours, et pas toujours de manière systématique. Je voudrais en faire un diagramme ce serait plus digeste qu’une liste à  la Prévert… oui le RSI de Lacan était mentionné aussi par Ricoeur et Heinich, et résonne avec les 3 mondes. J’avais réfléchi à  ça au moment de la thèse sur les imaginaires. Je pense qu’on peut positionner l’imaginaire/les imaginaires entre le monde 2 et le monde 3 de Popper. à  continuer aussi comme discussion…

  2. Avatar de Un Regard inquiet

    Cher Blomig,
     
    Très intéressant, comme d’habitude.
     
    J’ai néanmoins un doute sur la pertinence de la question 4. Pour tout dire, cette idée de « charge de la preuve » appliquée à  la philosophie ou à  tout autre domaine que le droit (ou les sciences expérimentales) me semble souvent mal à  propos.
     
    Ce concept ne vaut en effet souvent que par son aspect pratique, en ce sens qu’il ne vaut que parce qu’il s’agit de prendre une décision. Par exemple si une femme porte plainte pour viol, c’est a priori sur elle que repose la charge de la preuve. La raison est que, dans le cas contraire, les hommes vivraient dans une insécurité juridique constante : toute femme rancunière serait en mesure de les envoyer en prison par une fausse accusation.
     
    Cependant, ce n’est pas parce que la plaignante n’a aucune preuve, qu’elle ment. Si ma soeur accusait un homme de viol, je la croirais probablement, même si elle n’avait pas de preuve, et ce ne serait pas irrationnel du tout. Il me faudrait pourtant accepter que le coupable soit acquitté car cela serait justifié pour assurer le bon fonctionnement pratique de la justice en général. Cela ne m’empêcherait pas de le croire tout de même coupable, s’il n’avait pas réellement prouvé son innocence pendant le procès (par exemple, par un alibi).
     
    La charge de la preuve n’a donc de sens que par rapport à  une décision. S’il s’agit de décider de mettre un homme en prison, la charge de la preuve revient souvent au plaignant. S’il s’agit de confier mon fils à  un homme soupçonné de pédophilie mais acquitté par manque de preuves mais sans certitude, il peut être tout à  fait justifié, par prudence, de lui attribuer la charge de la preuve, dans le contexte de cette décision.
     
    Pour résumer : si la charge de la preuve revient à  la plaignante en cas d’affaire de viol, c’est parce qu’on considère que le risque de mettre des innocents en prison est plus grave que celui de laisser des coupables impunis ; si elle revient au suspect de pédophilie à  qui on me propose de confier mes enfants, c’est parce que je considère qu’il est plus grave de risquer de traumatiser mes enfants que de risquer de vexer un adulte. (D’ailleurs, dans ce cas, j’essaierais justement, pour être juste, de ne pas le vexer, de lui dire que je ne le considère pas comme coupable, que je n’ai aucune animosité envers lui mais qu’il serait irresponsable de faire prendre le moindre risque à  mes enfants. Tout est une question de probabilité : 10% de chance qu’il soit coupable est trop faible pour que je prenne le risque d’exprimer de l’animosité envers un innocent mais trop élevé pour que je lui confie mes enfants.)

    On ne peut donc pas dire que quelqu’un a tort dans l’absolu, sous prétexte que la charge de la preuve lui reviendrait. Certains athées militants (souvent américains) avancent parfois que la charge de la preuve reviendrait aux croyants, parce que leur théorie serait fantaisiste. C’est un argument absurde, qui n’est fondé que sur l’opinion commune or l’opinion commune dépend du lieu et de l’époque : toute l’humanité jusque, disons, le XIXe siècle (éventuellement le XVIIIe siècle chez les libertins), a considéré que c’est l’absence d’un Dieu créateur, qui était une position fantaisiste. Toute l’humanité le considère encore en dehors de l’Occident. La « charge de la preuve » ne revient ici ni à  l’un ni à  l’autre dans l’absolu.
     
    (Le seul cas o๠la question de la charge de la preuve ne concerne pas la prise de décision mais uniquement le moyen d’arriver à  la vérité est, je pense, celui des sciences expérimentales : si une hypothèse permet d’expliquer simplement l’ensemble des observations passées, on la considérera comme valide, tant qu’elle n’a pas été réfutée par une nouvelle expérience. On ne le fait pas en raison d’un arbitrage concernant la décision à  prendre mais bien parce que c’est la seule manière d’aborder la vérité de façon expérimentale.)
     
     
    Cela dit, c’est peut-être ce que vous aviez en tête, en écrivant ceci : « Par ailleurs, choisir un point de vue est toujours un acte. Il est utile de savoir s’il est associé à  une intention ». Dans ce cas, je ne vous ai rien objecté : j’ai explicité votre pensée.
     
    Bon dimanche et à  bientà´t !
     
    Un Regard inquiet

    1. Avatar de BLOmiG
      BLOmiG

      merci beaucoup pour ce commentaire très précieux. Et oui, tu as raison (désolé je tutoie tout le monde sur ce blog), la formulation « charge de la preuve » était probablement erronée, et ta reformulation en fin de commentaire me convient tout à  fait. C’est exactement ce que je voulais dire et cela rejoint du coup la question 5. Pour être tout à  fait transparent, j’avais utilisé cette expression car j’avais trouvé cette idée dans le livre de Laetita Strauch-Bonart (« Vous avez dit conservateur?« ) : l’attitude conservatrice devant une nouvelle idée consiste à  demander à  l’interlocuteur pourquoi cette nouvelle chose serait meilleure. C’est à  celui qui apporte une nouveauté de faire la preuve de sa plus grande efficacité/intérêt. Je vais réflechir à  remettre cette idée en forme autrement. C’est une manière intéressante de challenger les nouvelles choses que de les comparer à  l’existant : cela évite d’adopter le nouveau pour le nouveau… à  bientà´t merci encore pour ton apport !

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