Marc Bloch est un historien français de renommée, ancien combattant de la première guerre mondiale, et combattant volontaire lors de la seconde, résistant, mort sous les balles de la Gestapo, après avoir été capturé et torturé. En 1940 (de juin à septembre), il écrit un livre remarquable, L’étrange Défaite, qui ne sera publié qu’après sa mort, en 1946. Dans ce livre, il se présente comme un témoin de l’intérieur (puisqu’il combat dans l’armée française, où il exerce des responsabilités comme Responsable des Carburants, et il analyse la défaite. Il en décrit les ressorts opérationnels, et cherche, au-delà des raisons militaires, à en comprendre les causes. J’ai lu ce livre parce qu’il était plus que vivement recommandé par Pierre Mari, dans son essai En pays défait. Ce qu’il disait de l’analyse de Bloch résonnait avec ma passion pour la vérité et pour le réel.
Défaite militaire
La défaite dont parle Bloch, c’est bien sûr la défaite militaire de la France contre l’Allemagne, au début de la seconde guerre mondiale. En quelques mois, les Allemands défoncent littéralement les défenses de leurs adversaires sur le front de l’Ouest. La défaite est intellectuelle et stratégique :
Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave. On peut, je crois, préciser encore davantage. Un trait, entre tous décisif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée : depuis le début du XXe siècle, la notion de distance a radicalement changé de valeur. La métamorphose s’est produite, à peu près, dans l’espace d’une génération et, si rapide qu’elle ait été, elle s’est trop bien inscrite, progressivement, dans nos moeurs, pour que l’habitude n’ait pas réussi à en masquer, quelque peu, le caractère révolutionnaire. (…) Cette guerre accélérée, il lui fallait, naturellement, son matériel. Les Allemands se l’étaient donné. La France non, ou, du moins, pas en suffisance.
Les français, pour la plupart, n’avaient pas pris la mesure du changement complet d’approche des Allemands. Voilà la raison de l’étrange défaite.
En un mot, parce que nos chefs, au milieu de beaucoup de contradictions, ont prétendu, avant tout, renouveler, en 1940, la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 1940
Marc Bloch décrit aussi très bien comment, de manière tactique, la bureaucratie, l’absence de communication entre services, les petits intérêts personnels ont pu rendre presqu’impossible le combat des troupes françaises. Mais il a raison : cette défaite tactique n’est que la conséquence de la défaite intellectuelle et stratégique.
Défaite des élites
Marc Bloch cherche ensuite à comprendre d’où vient cette défaite intellectuelle, qui ne peut évidemment se résumer à une défaite militaire. Il analyse ce qui, dans la société française, a pu générer un tel décalage entre les Allemands et les Français. Son analyse me semble très juste. Il y décrit à merveille une société où les débats sont peu à peu devenus paresseux, avec des intellectuels qui patiemment ont détruit l’idée de progrès, avec des journalistes que le réel n’intéresse que peu. Il critique sévèrement aussi l’Education nationale qui n’a pas appréhendé l’enjeu majeur, au-delà de l’instruction, d’apprendre aux enfants le goût de l’observation, de l’autonomie dans la pensée critique. En lisant cette partie, comme en lisant l’essai de Pierre Mari, la rage froide revient : car ces constats si intelligemment faits, en 1940, sont toujours d’actualité. Rien ou presque, n’a été fait. Que de temps perdu ! Oui : on peut en vouloir aux élites.
Que l’on regarde la séquence de la crise du COVID, et les effets de manche actuels du gouvernement. Un peu de recul historique montre que la réaction actuelle de nos élites est à la fois grotesque – dictée par les (en)jeux de communication – et dramatique – toujours plus d’étatisme, toujours plus d’argent balancé à droite à gauche. Aucune analyse des erreurs, ou marge d’amélioration. La com’, la com’, la com’.
A lire d’urgence
Au-delà de l’analyse incroyable, il faut se jeter sur cet essai : il est écrit dans un français admirable (j’en ai gardé plein de citations), et de toute évidence Marc Bloch était un penseur d’une grande finesse, en plus d’être un homme d’un grand courage. On lit par ailleurs dans son texte, de manière explicite, un patriotisme fervent, sincère et direct que l’on aimerait pouvoir retrouver dans nos élites actuelles. Je vois un peu d’espoir à certains endroits (par exemple, ou encore), mais que cela est fragile, et semble lointain, devant l’ampleur des chantiers à démarrer.
Enfin, à titre personnel, je suis touché par le livre de Marc Bloch parce qu’il y exprime très bien le mal français, qui est avant tout de ne pas vouloir/pouvoir se coltiner la réalité. L’épitaphe souhaité par Bloch dans son testament (qui accompagne mon édition de l’Etrange défaite, avec 5 essais variés, à lire également) est « Dilexit veritatem » (« Il aimait la vérité. »).
Vraiment, pour que s’accomplisse, selon le mot de Renan, après une autre défaite, la réforme intellectuelle et morale de ce peuple, la première chose qu’il lui faudra rapprendre sera le vieil axiome de la logique classique :
A est A, B est B ; A n’est point B.
Comme l’écrivait très bien Chantal Delsol :
Je veux dire que l’acquisition de la réalité se fait dans l’enfance ou ne se fait jamais. La fierté d’un éducateur est de façonner des adultes, et non de vieux enfants. Etre adulte consiste à nommer les choses telles qu’elles sont. C’est pourquoi une époque idéologique fabrique un peuple-enfant.
Quand les français vont-ils se décider à sortir de l’idéologie permanente, et à redevenir un peuple d’adultes ?
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