Edmund Burke (1729-1797) est un penseur incontournable (j’ai pour ma part décidé d’arrêter de le contourner après la lecture du bouquin de Leo Strauss). Homme politique et philosophe, considéré comme le père du conservatisme moderne, et influent penseur libéral, il s’est opposé, dans le livre dont ce billet porte le titre, à plusieurs aspects de la Révolution française (en 1790, dans une lettre qui était une réponse à une demande d’un jeune noble français, auquel il s’adresse dans le texte). Philippe Raynaud le dit très bien dans sa préface à l’édition que j’ai lue :
L’extraordinaire force du livre de Burke tient donc à la fois, outre ses éminentes qualités littéraires, à la clarté avec laquelle s’y expriment tous les thèmes du conservatisme moderne et à la lucidité dont faisait preuve l’auteur, bien avant les développements terroristes de la Révolution française.
Si l’on devait caricaturer sa pensée, conservatrice, il s’oppose à la violence de la Révolution française, sa frénésie de «table rase» au nom d’idéaux, l’absence de respect des institutions ayant montré leur utilité – notamment les expropriations, la violation des droits les plus élémentaires, les meurtres. C’est également une pensée pragmatique, ancrée dans le réel, et ne le sacrifiant au nom d’idéaux.
Mais je ne saurais prendre sur moi de distribuer la louange ou le blâme à rien de ce qui a trait aux actions ou aux affaires humaines en ne regardant que la chose elle-même, dénuée de tout rapport à ce qui l’entoure, dans la nudité et l’isolement d’une abstraction métaphysique. Quoi qu’en disent certains, ce sont les circonstances qui donnent à tout principe de politique sa couleur distinctive et son effet caractéristique. Ce sont les circonstances qui font qu’un système civil et politique
est utile ou nuisible au genre humain. Si l’on reste dans l’abstrait, l’on peut dire aussi bien du gouvernement que de la liberté que c’est une bonne chose.
Son attachement à la réalité, à la défense de la propriété comme droit inaliénable, aux traditions et aux institutions établies qui contiennent une partie de la sagesse, en font réellement un penseur central pour le libéral-conservatisme dont je défend l’émergence (le renouveau?). Je comprends qu’Hayek & Popper aient reconnu leur dette à l’égard de Burke.
L’idée m’avait marquée dans « Droit, Législation et Liberté » d’Hayek : les institutions en place, en général, dans les sociétés ouvertes, contiennent beaucoup d’éléments appris, et construits par essais/erreurs par les humains. Cela me rappelle le domaine scientifique et technologique, que je connais mieux : lorsqu’un savoir devient robuste, il est en général intégré dans des outils (règles, processus, outils, institutions, etc..). C’est logique qu’il en soit de même pour les savoirs de types « organisation sociale », ou « politiques ».
La pensée de Burke me parle, enfin, car elle est humble (c’est souvent une posture caractéristique du pragmatisme : le réel a raison). Contre les constructivistes de tout poil qui prétendent réinventer la société de zéro à partir de leur idéaux métaphysiques, Burke apporte un contrepoint important : la société telle qu’elle est, patiemment construite pendant des centaines d’années (des millénaires), est la seule matière utilisable pour construire. Burke n’est pas opposé au changement (sa vie prouve même l’inverse), il est simplement conservateur. Gardons ce qui est bon dans la société.
« Réflexions sur la révolution française » est donc un livre essentiel. Surtout en France, où l’on nous bourre le crâne à l’école avec la sacro-sainte Révolution française, censée être l’alpha et l’omega de la pensée, le point de départ de l’histoire française. Il y a trop de pages magnifiques dans ce livre, notamment sur ce qu’est la propriété, les droits de l’homme, pour en choisir un qui serait définitivement le meilleur. Je garde ce petit passage, car il dit beaucoup de ce que sont la liberté et la propriété.
Il faut aussi, si l’on veut que la propriété soit protégée comme elle doit l’être, qu’elle soit représentée sous sa forme la plus massive, la plus concentrée. L’essence caractéristique de la propriété, telle qu’elle résulte des principes conjugués de son acquisition et de sa conservation, est l’inégalité.(…) Je suis aussi loin de dénier en théorie les véritables droits des hommes que de les refuser en pratique (en admettant que j’eusse en la matière le moindre pouvoir d’accorder ou de rejeter). En repoussant les faux droits qui sont mis en avant, je ne songe pas à porter atteinte aux vrais, et qui sont ainsi faits que les premiers les détruiraient complètement. Si la société civile est faite pour l’avantage de l’homme, chaque homme a droit à tous les avantages pour lesquels elle est faite. C’est une institution de bienfaisance ; et la loi n’est autre chose que cette bienfaisance en acte, suivant une certaine règle. Tous les hommes ont le droit de vivre suivant cette règle ; ils ont droit à la justice, et le droit de n’être jugés que par leurs pairs, que ceux-ci remplissent une charge publique ou qu’ils soient de condition ordinaire. Ils ont droit aux fruits de leur industrie, ainsi qu’aux moyens de faire fructifier celle-ci. Ils ont le droit de conserver ce que leurs parents ont pu acquérir ; celui de nourrir et de former leur progéniture ; celui d’être instruits à tous les âges de la vie et d’être consolés sur leur lit de mort. Tout ce qu’un homme peut entreprendre par lui-même sans léser autrui, il est en droit de le faire ; de même qu’il a droit à sa juste part de tous les avantages que procurent le savoir et l’effort du corps social. Dans cette association tous les hommes ont des droits égaux ; mais non à des parts égales. Celui qui n’a placé que cinq shillings dans une société a autant de droits sur cette part que n’en a sur la sienne celui qui a apporté cinq cents livres. Mais il n’a pas droit à un dividende égal dans le produit du capital total. Quant au droit à une part de pouvoir et d’autorité dans la conduite des affaires de l’État, je nie formellement que ce soit là l’un des droits directs et originels de l’homme dans la société civile ; car pour moi il ne s’agit ici que de l’homme civil et social, et d’aucun autre. Un tel droit ne peut relever que de la convention.
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