Ennemis de la raison

Dans la lignée des outils d’autodéfense intellectuelle, deux erreurs/manipulations à  redouter : historicisme et polylogisme. Ce sont deux formes de relativisme. Si le relativisme dans sa conception générale n’est que du bon sens (toute vérité est relative à  un référentiel qui permet de l’énoncer et de l’évaluer), il glisse souvent très vite vers une forme de négation de la possibilité d’existence de la vérité (nihilisme). Finkielkraut le rappelait très justement :

Le relativisme est la plaie de nos sociétés quand bien même il ne conduirait pas au totalitarisme. Il conduit au nihilisme, qui n’est pas celui du « tout est possible », ni nécessairement du « tout est permis » — on met quand même ici ou là  des barrières — mais le nihilisme effrayant du « tout est égal » qui accompagne l’enlaidissement du monde. Le monde s’enlaidit sous nos yeux. Si tout est égal, on ne peut pas répondre à  cet enlaidissement. Le postmodernisme vous dira : « oui, tout change mais de toute façon l’humanité n’est que perpétuelle métamorphose, il n’est pas de crépuscule qui ne soit une aurore ». On cessera d’être moderne au sens d’un temps linéaire qui progresse, mais on aura troqué cette philosophie pour une autre pire encore, la métamorphose continuelle d’une réalité inaccessible à  toute critique : « ça change, vive le changement ! ».

L’historicisme et le polylogisme sont deux manières de dire que la vérité n’est pas universelle, mais qu’elle varie selon les époques (historicisme) et les personnes (polylogisme). Voyons cela un peu plus en détail.

Historicisme

Au départ, l’Historicisme est la croyance dans la possibilité de prédire le futur à  partir de la connaissance du passé et du présent, que l’on peut trouver dans Hegel. Karl Popper, Von Mises, auxquels il faut ajouter Leo Strauss, ont démontré à  quel point cette posture est une erreur de la raison. Sa définition par Popper est la suivante :

Qu’il me suffise de dire que j’entends par historicisme une théorie, touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique son principal but, et qui enseigne que ce but peut être atteint si l’on découvre les « rythmes » ou les « motifs » (patterns), les « lois », ou les « tendances générales » qui sous-tendent les développements historiques.
Comme le dit fort bien l’article de Wikipedia :

Cette appréhension surplombante du passé, en tant qu’elle réinterprète l’histoire à  la faveur des opinions du présent et sous le mode du relativisme, préfigure le nihilisme, et par sa distinction entre faits et valeurs, l’éclatement de la philosophie en sciences humaines.

Polylogisme

Le polylogisme a été analysé en détail par Ludwig Von Mises (encore lui). L’idée a été utilisée par Marx pour justifier que, malgré les preuves apportées par les économistes, les idées socialistes restaient vraies.

Il restait encore le principal obstacle à  surmonter : la critique dévastatrice des économistes. Marx avait une solution toute prête. La raison de l’homme, affirma-t-il, est congénitalement inapte à  trouver la vérité. La structure logique de l’esprit est différente selon les classes sociales diverses. Il n’existe pas de logique universellement valable. Ce que l’esprit produit ne peut être autre chose qu’une « idéologie », c’est-à -dire dans la terminologie marxiste, un ensemble d’idées déguisant les intérêts égoïstes de la classe sociale à  laquelle appartient celui qui pense.

Le polylogisme est un piège terrible : plus aucune vérité n’est possible, puisqu’elle n’est toujours que la forme, l’apparence, qui déguise les vraies intentions du locuteur.

Pour sortir de ces deux erreurs courantes, il me semble qu’un rapport au réel plus direct, aux faits, est nécessaire, ainsi qu’une pincée du bon sens qui caractérise la pensée de Montaigne :

Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher.

– Montaigne

L’image illustrant l’article vient de l’article Biais cognitif de Wikipedia


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Commentaires

6 réponses à “Ennemis de la raison”

  1. Avatar de francoisunger
    francoisunger

    excellent!
    non seulement j’ai appris beaucoup de choses mais en plus les références citées sont d’une telle importance que j’aimerais pouvoir m’en souvenir toujours.

  2. Avatar de BLOmiG
    BLOmiG

    salut francoisunger ! merci pour ton commentaire. Oui il y a beaucoup à  apprendre sur nos manières de penser, et sur les biais/erreurs que nous pouvons faire sans nous en rendre toujours compte. Et pas besoin de s’en rappeler, des références, le blog restera là . il me sert d’ailleurs à  ça : garder des petites traces de ce que j’apprends… :)

  3. Avatar de Max
    Max

    Super! Merci

  4. […] correctement, cela veut dire, bien sà»r, être conscient des biais cognitifs susceptibles d’altérer la qualité de notre réflexion. Mais également, sur un plan […]

  5. […] général des gens qui pensent que le monde devrait être autrement que ce qu’il est. Ou des polylogistes qui s’ignorent. Cette tension vers un changement est partagée par les partisans du progrès, […]

  6. […] Vincent Berthet, docteur en sciences cognitives, signe avec « L’erreur est humaine » un ouvrage clair et synthétique, assez complet, sur la rationalité humaine et ses limites. C’est une bonne introduction au domaine des sciences cognitives, par le prisme de l’économie comportementale. Il y partage un certain nombre de clefs de compréhension du cerveau humain, et recense notamment une bonne partie des biais cognitifs qui rendent notre rationalité tout à  fait discutable, du moins limitée. Si le sujet des biais vous intéresse, je vous recommande aussi mon modeste article sur deux biais complexes : historicisme & polylogisme. […]

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