En me couchant hier soir, je savais que j’allais terminer les « Essais sceptiques » de Bertrand Russell. Très bon bouquin au passage, et qui fera l’objet d’un billet séparé. En réfléchissant au livre que j’allais attaquer ensuite dans ma pile, j’ai eu une sensation très exactement identique à celle que j’éprouvais, il y a déjà longtemps, lorsque j’étais sur le point de terminer l’étude d’un morceau de piano. La leçon suivante serait consacrée, avec mon professeur, au choix du morceau suivant et c’était toujours un moment de bonheur réel : l’écouter jouer, proposer quelques pièces, et laisser son goût s’orienter parmi ses oeuvres était vraiment une sensation terrible. Plaisir de l’inconnu et de la découverte, bien sûr, mais aussi plaisir de se projeter, via le professeur, dans un niveau de maitrise technique supérieure, plaisir du partage aussi, autour de telle ou telle oeuvre. Plaisir du choix, également.
La lecture est-elle une interprétation ?
L’analogie m’a paru intéressante et stimulante. Dans toute analogie, ce qui est intéressant c’est l’outil semblable/différent, et les questions intéressantes qu’il permet de poser. Semblables : le livre et le morceau de piano, le travail/l’étude de l’oeuvre. Différents : la présence d’un guide/professeur dans un cas, son absence dans l’autre. Ou plutôt : l’auteur est-il comme un professeur ? Semblables : les oeuvres que l’on est capable de jouer/de lire/d’interpréter évoluent dans le temps.
Le mot d’interprétation m’a paru intéressant à dérouler. L’ultime aboutissement dans l’exécution d’une oeuvre musical est l’interprétation, c’est-à -dire l’oubli de la technique, la part accordée au sens de l’oeuvre, aux émotions et à leur transmission à travers l’oeuvre. Transmission à un public, ou à moi-même. L’oeuvre prend vie sous les doigts du pianiste.
Est-ce que j’interprète un livre que je lis ? L’analogie est pertinente, au point qu’il y a lieu de se demander si ce n’est pas plus qu’une analogie : j’oublie bien la technique quand je lis un livre de Russel ou d’un autre. Je ne suis pas en train d’apprendre à lire, ni même en train d’apprendre les bases de la réflexion. Je suis en train de refaire vivre une pensée, de la vivre moi-même, et de sentir si elle trouve une résonance en moi, un sens, des émotions. C’est finalement très proche. Mais qui est le public ? Moi-même, comme spectateur de ce phénomène de plus ou moins grande adhésion entre une oeuvre et moi ? Qu’est ce qui est différent ? Lire un livre, un essai philosophique, permet de travailler dans le domaine de la réflexion, de la raison, là où l’oeuvre musicale touche plus aux émotions, aux sensations.
Qualité de l’interprétation
La partition de Chopin me permet de jouer un morceau, de le sentir, de le faire vivre et d’en éprouver (moi ou d’autres) des émotions, des pensées, des sentiments. La qualité de l’interprétation réside dans deux choses : la capacité à être respectueux de l’intention de l’auteur (beaucoup d’annotations sur une partition orientent l’interprétation), L’interprète est un passeur, mais aussi un créateur.et la capacité à créer un « moment » musical, hors du temps, qui nous met en contact avec une oeuvre, avec son auteur et avec nous-mêmes. Il y a de la transmission, et il y a de la création, du nouveau, dans une interprétation. Il y a de l’autre, et il y a du moi-même. Il y a de l’histoire, et il y a du neuf. L’interprète est un passeur, mais aussi un créateur.
Le livre me permet de parcourir de manière guidée, une pensée, un raisonnement, une construction mentale. De la vivre et l’emprunter me permet d’ouvrir le champ de ma propre pensée, d’approfondir mes propres représentations. La qualité de l’interprétation résidera donc – je continue à tirer le fil de l’analogie- dans deux choses.
- La capacité à être respectueux de l’intention de l’auteur, c’est-à -dire la capacité à se plonger dans le cheminement et la réflexion d’un autre, même si cela est parfois difficile, compliqué, inconfortable. C’est la transmission, et l’accueil : j’accepte et j’accueille le différent, l’autre.
- Et puis, la capacité à créer un « moment » spirituel, qui nous met en contact avec une oeuvre, un auteur, mais aussi avec nous-mêmes. C’est la création, le nouveau : est-ce que ce morceau de représentation qui vient d’un autre peut s’intégrer, s’ajouter dans mes représentations, les bousculer, les faire évoluer ? Cela se sent autant que cela se réfléchit, et c’est peut-être où la musique et la philosophie se rejoignent : le lieu de cette adhésion ne peut être que l’imaginaire, à cheval entre les émotions et l’intellect.
Fonction du sens ?
Et cette adhésion dans l’entre-deux, cet alignement entre mon monde et le monde d’un autre, via une oeuvre, s’évalue grâce à une fonction qu’il faut bien appeler « sens ». L’oeuvre qui me touche, que j’aime, c’est celle qui fait sens. Je déborde sur un autre billet en préparation (le sens comme fonction d’évaluation), mais il faut bien que ce blog me serve aussi à avancer dans mes réflexions.
Au final, j’aime cette idée de la lecture comme une interprétation : c’est une évidence, mais il y a bien une part active du lecteur pour souffler sur les braises de l’oeuvre. Il y a de mauvaises oeuvres, et de mauvais interprètes. Et il y a des oeuvres fabuleuses que l’on sait, parfois, interpréter correctement.
Comme pour le piano, cela demande du travail ; la capacité à interpréter, cela se travaille. N’est-ce pas ce qu’on appelle « l’herméneutique » ? Hermès, divinité porteuse des messages des dieux et interprète de leurs ordres, dieu de la transmission. Tout lecteur est un apprenti herméneute.
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