Modérément moderne

Rémi Brague est un sage. Érudit, humble, et d’une grande force dans le raisonnement. Son dernier ouvrage, « Modérément moderne », est une compilation de différents articles ou conférences de l’auteur. Plutôt : une re-composition, un arrangement. Et la densité de chacun des chapitres montre que nous avons plutôt affaire là  à  ce qui aurait pu constituer plusieurs ouvrages, qu’à  un simple patchwork.

Reposer les bonnes questions

J’ai adoré ce livre. Rémi Brague, philosophe, est spécialiste de philosophie médiévale, et étudie l’histoire des idées sur le long terme, notamment en comparant christianisme, judaïsme et islam. Ses réflexions sont simples et profondes, et les interrogations qu’il soulève sont centrales, et ont trouvé de nombreuses résonances avec mes interrogations et mes réflexions. Je ne peux résister au plaisir de vous livrer pour finir un long extrait, qui clôture un chapitre magistral consacré à  la distinction entre instruction et éducation. Moi, ça m’a secoué un peu la pulpe quand même !

Au fond, la théologie serait dans mon école, la science fondamentale. Qu’on ne se scandalise pas : il n’y a là  nulle revendication de souveraineté, aucun retour à  la situation (légendaire) où les sciences auraient été les « servantes de la théologie ». Dire que la théologie est la science fondamentale, ce n’est que constater un postulat sur lequel repose toute éducation. Il ne s’agirait que d’avoir l’honnêteté de l’avouer, parce que l’éducation implique une confiance fondamentale en l’Être, une foi fondamentale en l’identité de l’Être et du Bien. C’est le cas pour deux raisons. La première concerne le mouvement même de l’éducation, qui est de transmettre quelque chose (un savoir, des compétences, des « valeurs ») aux générations suivantes. Ce qui suppose, déjà , qu’il en existe. Avant de transmettre quoi que ce soit, il faut commencer par transmettre la vie. De plus en plus, il dépend du choix libre, conscient, voire planifié, de la génération présente, d’appeler ou non à  l’existence la génération qui la suivra. Et pourquoi le ferait-elle, si elle n’est pas convaincue, au moins de façon implicite, que l’existence est, en soi, en dernière instance, quoi qu’il puisse arriver, un bien ?
La seconde raison concerne le contenu de l’éducation. Car pourquoi serions-nous obligés d’admettre ce qui est vrai ? Parce que cela « marche », parce que cela nous permet d’agir ? Mais nous voici revenus à  la simple instruction. Alors, pourquoi préférerais le vrai a une agréable illusion ? La vérité pourrait très bien être laide, haïssable, désespérante. […] L’amour de la vérité suppose que la vérité est aimable. Il suppose, pour emprunter un terme technique à  la philosophie scolastique, que les « transcendentaux », le Vrai, le Bon et le Beau peuvent « s’échanger » (convertuntur) l’un en l’autre. Si ce n’est pas le cas, nous pouvons certes rester honnêtes ; notre dernière vertu sera alors l’honnêteté intellectuelle. Mais cette vertu peut-elle nous faire vivre ?Pourquoi au juste devrions-nous aimer la vérité ? En dernière instance, il s’agit là  d’un impératif d’ordre éthique. Nietzsche a eu raison de comprendre notre prétendu « amour de la vérité » comme étant la dernière trace d’une conviction de nature morale qui s’enracine dans Platon et dans le christianisme, ce christianisme que Nietzsche considérait comme étant lui-même un « platonisme pour le peuple ». Mais est-il si sûr que nous devions démasquer cette foi ? Ne conviendrait-il pas bien plutôt de l’assumer ?


Publié

dans

,

par

Commentaires

5 réponses à “Modérément moderne”

  1. Avatar de Quentin
    Quentin

    Ravi et étonné de lire une recension du livre de mon ancien prof à  la Sorbonne sur ce blog que je consulte dans le cadre de mon activité à  l’Anvie.
    J’apprécie chez Brague la volonté presque rugueuse de préférer la clarté et la précision de l’expression à  la beauté de la langue, qui offre commodément tant de faux fuyants.
    Merci pour l’article, je vais me plonger dans le bouquin.
    Quentin

    1. Avatar de BLOmiG
      BLOmiG

      Bonjour Quentin,
      merci pour ton commentaire ! A mon tour d’être surpris de voir que mon blog est lu, suivi, et qui plus est dans le cadre d’une activité pro. J’en suis flatté et un peu honteux à  la fois : je vais essayer d’y mettre un peu plus de contenu… !
      Oui : la qualité d’expression de Brague est fantastique. La recherche de justesse est permanente, et les questions centrales abordées de front. Que fais-tu à  l’Anvie ?

  2. Avatar de Quentin
    Quentin

    J’y suis chef de projet, (conception et organisation des rencontres o๠l’on croise témoignages d’entreprise et de chercheurs)
    à  bientà´t !
    Quentin

    1. Avatar de BLOmiG
      BLOmiG

      ah très bien. et oui je connais les activités de l’Anvie. j’ai assisté à  une rencontre en tant que participant (en 2010) et plus récemment comme intervenant pour présenter les activités d’incubation d’idées et de prototypage avec notre FabLab interne. à  bientà´t et au plaisir de te rencontrer IRL

  3. […] avoir fait mention dans notre Constitution. Comme la préface a été signée par l’excellent Rémi Brague, je recopie ici sa conclusion […]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.