Dans la deuxième partie de l’interview de Pascal Salin, nous abordons le libéralisme. Au menu : principes moraux de la philosophie libérale, place de l’Etat, contrat social, utopie réaliste.
Abordons maintenant votre vision et votre approche du libéralisme. Comment définir simplement le libéralisme ?
Il y a plusieurs espèces de libéralisme et on ne peut pas en donner ici un tableau exhaustif. Pour ma part, j’aime bien l’opposition entre un libéralisme fondamental, ou philosophique, et un libéralisme utilitariste. Beaucoup de gens disent « je suis libéral, mais je ne suis pas d’accord sur telle ou telle chose ». Et c’est incohérent, parce qu’en fonction de ses goûts, de ses aspirations, de ses connaissances, on choisit d’être libéral ici et pas là. Si c’est utile d’être libéral, ok, sinon je ne suis pas libéral.
C’est important d’avoir des principes. Et pour moi, ces principes sont des principes moraux : le problème c’est de savoir comment des êtres humains peuvent vivre en société. Et il me semble donc que le fondement du libéralisme véritable, c’est un fondement qui consiste à rechercher la logique, l’éthique même, des droits. Les êtres humains, pour peu que l’on respecte leur liberté, sont titulaires de droits. De droits sur eux-mêmes, d’abord, et ensuite de droits sur tout ce qu’ils ont créé, c’est à dire des droits de propriété. Il y a des liens très forts entre la liberté et la propriété. On ne peut pas être libre, propriétaire de soi-même, Le principe moral fondamental du libéralisme, c’est de respecter les droits d’autrui. C’est le seul devoir universel.si on n’est pas propriétaire de ce que l’on fait. La propriété trouve son fondement dans les actes de création. A partir du moment où la propriété est bien définie, les êtres humains peuvent être responsables. Etre responsable c’est supporter les conséquences de ses actes et donc réparer les atteintes aux droits d’autrui. L’éthique libérale me parait extrêmement importante et universelle : elle consiste à respecter les droits d’autrui. Et c’est pourquoi, bien souvent, il y a une mauvaise interprétation qui est faite du libéralisme : on dit que le libéralisme c’est l’anarchie, ça consiste à ne pas se préoccuper des autres, etc. Au contraire ! Je pense qu’il n’y a pas de philosophie plus exigeante que le libéralisme : elle demande, d’abord, de respecter les droits d’autrui. C’est le seul devoir universel. C’est le principe moral fondamental.
Vous savez, il y a des idées à la mode, comme par exemple l’idée que le capitalisme est a-moral (popularisée par exemple par André Comte-Sponville) : c’est une idée que je ne partage pas du tout, parce qu’il faut au contraire affirmer que le capitalisme c’est respecter les droits d’autrui (il y a certes une différence entre capitalisme et libéralisme, c’est assez subtil, mais acceptons d’assimiler les deux). A partir du moment où l’on se fonde sur des principes comme ceux-là, on peut définir des principes d’action qui sont cohérents et qui sont justes, à notre niveau individuel ou au niveau de toute une société. Et il me semble, par exemple, que l’on ne fait pas de la même manière des affaires si l’on applique les principes libéraux. C’est toute une philosophie de la vie.
Cette philosophie-là – respecter les droits d’autrui – est fondamentalement non violente, sauf en cas de légitime défense. Or, le mode d’action de l’Etat est la violence, au moins en partie. Quelle est, dans cette optique, la place légitime d’un Etat ?
C’est une question difficile, mais vous avez bien fait de poser la question en ces termes. L’Etat peut se définir comme le titulaire du monopole de la contrainte légale. Ce n’est pas parce que c’est légal que c’est légitime pour autant.
L’Etat est une organisation qui agit par la contrainte, et non par le contrat. Il est important de souligner qu’il n’y a que deux modes de relations entre les êtres humains : ou bien ils agissent librement par l’échange de volontés (ce qui peut s’exprimer sous la forme d’un contrat), ou bien ils agissent sous la contrainte. Et bien évidemment, c’est le premier mode d’action qui est cohérent avec le respect du Droit et qui permet de respecter la liberté des individus. Alors, je serais tenté, de ce point de vue, et on doit le faire à mon avis, de partir des principes : fondamentalement, l’Etat est immoral. Il agit par la contrainte, et la contrainte consiste à ne pas respecter les droits.
Certes, on peut ensuite poser la question : Il n’y a que deux modes de relations entre les êtres humains : ou bien ils agissent librement par l’échange de volontés, ou bien ils agissent sous la contrainte.n’y a-t-il pas des situations où, librement, les individus acceptent la contrainte ? Vous pouvez les imaginer et même les rencontrer d’ailleurs. Par exemple, prenons le cas d’une copropriété : quand ils entrent dans une copropriété, les gens acceptent librement une contrainte. Ils savent, en achetant un appartement, qu’ils entrent dans une copropriété dans laquelle il y aura des décisions collectives, qui seront prises selon certaines procédures, par exemple, la loi de la majorité. Il peut arriver que vous ne soyez pas d’accord avec une décision, mais vous êtes obligés de payer, par la contrainte. Mais c’est une contrainte librement décidée. Simplement, dans le cas d’une copropriété, vous êtes entré librement, et vous pouvez en sortir librement et aller dans une autre. Le problème de l’Etat c’est que vous ne pouvez pas le quitter librement, en tout cas vous ne pouvez en sortir que pour entrer dans un autre Etat. Vous avez donc un grand nombre de gens soumis à des contraintes, et pour l’ensemble des problèmes de la vie, pas simplement pour des problèmes spécifiques. Vous n’avez pas vraiment le choix, vous n’avez pas accepté librement la contrainte. Certains auteurs disent qu’il y a un « contrat social » auquel tout le monde se soumet ; mais ce contrat social, personne ne l’a jamais vu ! Et en tout cas, moi je suis bien sûr de ne l’avoir jamais signé ! Je suis né quelque part, et parce que je suis né sur ce territoire, on me dit que je suis obligé d’accepter la contrainte étatique.
Alors, vous me posez la question de savoir ce que sont les rôles légitimes de l’Etat; je serais tenté de dire « aucun » ! Sauf à démontrer qu’il y a certaines tâches étatiques qui seraient acceptées de manière unanime, je dis bien unanime, parce que s’il y a un individu qui n’est pas d’accord, au nom de quoi lui imposer le choix de la collectivité ? Je vous disais tout à l’heure que dans une copropriété il y a des décisions qui sont prises à la majorité – ou avec la règle des deux-tiers – et on accepte donc de se contraindre soi-même. Certains disent qu’il y a un « contrat social » auquel tout le monde se soumet ; mais ce contrat social, personne ne l’a jamais vu ! Et en tout cas, moi je suis bien sûr de ne l’avoir jamais signé !Autrement dit, Il y a, bien entendu, toute une série de cas où les décisions collectives sont nécessaires, parce que les êtres humains vivent en société, et donc il est préférable de prendre des décisions collectives. Evidemment, il se trouve que les décisions collectives doivent être prises à des échelles plus ou moins importantes. Une fois de plus, nous n’avons pas choisi de vivre dans tel ou tel Etat et il n’y a souvent pas de liberté d’émigrer ou d’immigrer. Ce que je me refuse à faire, en tout cas, c’est de dresser une liste d’activités qui, par nature, seraient des activités étatiques. A un moment quelconque, il apparait préférable d’utiliser des procédures de décision collectives, à d’autres moments il en va autrement. Je prends un exemple qui est tout bête dans mon livre Libéralisme : si vous utilisez un trottoir, il parait plus simple, plutôt que de faire payer l’usage de chaque mètre de trottoir, de faire financer par l’impôt ces trottoirs et d’en donner l’usage à tout le monde. Mais on pourrait concevoir qu’il en soit tout à fait autrement, avec les techniques dont nous disposons : nous pourrions avoir une puce électronique dans nos chaussures et nous serions facturés uniquement pour les mètres de trottoirs que nous aurions librement choisi d’utiliser.
On ne peut pas dire qu’il y ait des tâches qui soient par nature des tâches étatiques. En fait, je crois qu’il faut se placer à deux niveaux différents : le niveau intellectuel, et le niveau pratique. Les Etats remplissent souvent des rôles qui doivent être remplis ; mais ils sont arrivés à persuader les citoyens qu’ils sont les seuls à pouvoir le faire. Ils imposent un monopole.Au niveau intellectuel, il convient de toujours se poser la question de savoir si l’Etat est nécessaire, ou s’il existe une manière d’envisager une activité dans un cadre de libre détermination par les individus. Et on se rend compte qu’on peut toujours trouver des solutions autres que les solutions étatiques. Personnellement, je suis confiant dans la capacité des êtres humains à innover. Mais pour innover, il faut qu’ils soient dans des conditions où il est possible d’innover, où ils sont incités à innover. Si l’Etat possède le monopole de telle ou telle activité, il est impossible d’expérimenter d’autres solutions. On sera alors tenté de dire que seul l’Etat peut mener telle ou telle activité. C’est une des choses qui sont très graves dans l’interventionnisme étatique.
Au minimum, je souhaiterais que l’on puisse concurrencer l’Etat, et que l’on puisse proposer d’autres solutions, non pas fondées sur la contrainte, mais sur la liberté individuelle.
Je comprends parfaitement le propos selon lequel le processus de concurrence permettra toujours d’aller explorer et découvrir ce qui n’est pas possible. Mais une autre interrogation : l’Etat est le fruit d’une évolution, et a une fonction, et je suis – en tant qu’individu – le fruit de l’environnement dans lequel je suis né. Rejeter l’Etat n’est-ce pas une manière de rejeter la « société » ?
Je ne suis pas d’accord avec l’idée que ce qui existe, existe parce que c’est une nécessité. Pourquoi je résiste à cette idée ? Je l’accepterais si tous les comportements étaient des comportements libres. Mais dans la mesure où il y a ce conflit continuel entre les actions de contrainte et les actions libres, la contrainte empêche la liberté. La situation que nous avons est le résultat d’une Histoire, où des êtres humains ont exercé la contrainte sur les autres, ont installé un pouvoir, et ont étendu leur pouvoir. Et on ne peut pas légitimer cela simplement par le fait que ça existe.
Mais tout de même, cette structure a peut-être subsisté parce qu’elle avait une fonction dans l’organisation sociale ?
Bien sûr ! Les Etats remplissent souvent des rôles qui doivent être remplis; mais ils sont arrivés à persuader les citoyens qu’ils sont les seuls à pouvoir le faire. C’est ça le drame. Ils imposent un monopole. Les fonctions que remplissent les Etats pourraient être en grande partie ou même en totalité obtenues par des processus libres.
Vous poussez le libéralisme très loin dans sa cohérence intellectuelle, abstraite, théorique. J’ai l’impression que cela fait du libéralisme une utopie assez réaliste, scientifique, puisqu’elle se base sur l’observation des faits, de ce qui se passe. Ce côté utopique n’est-il pas ce qui rend le libéralisme à la fois séduisant, mais aussi difficile à appliquer, et à expliquer ? On peut aimer cette cohérence, et avoir du mal à la mettre en œuvre au contact du réel qui n’a pas cette cohérence, ni cette beauté formelle ?
Vous avez tout à fait raison de poser cette question. Je crois qu’il est important de distinguer les rôles différents. Pour ma part, je considère que mon rôle, en tant qu’universitaire, c’est d’être spécialisé dans le domaine de la pensée, et c’est presque un devoir moral que de pousser les idées jusqu’à l’extrême : il faut éprouver la logique justement en allant jusqu’au bout d’un raisonnement. C’est mon devoir, par exemple, d’essayer d’imaginer une société qui ne serait pas fondée sur la contrainte mais sur la liberté. Mon rôle, en tant qu’universitaire, c’est d’être spécialisé dans le domaine de la pensée, et c’est presque un devoir moral que de pousser les idées jusqu’à l’extrême : il faut éprouver la logique justement en allant jusqu’au bout d’un raisonnement.Mais ceci, vous avez raison, peut être difficile à communiquer, parce que ce n’est pas considéré comme réaliste. Vous avez utilisé le terme « utopie »; je dis souvent que le libéralisme est une utopie réaliste, en ce sens qu’il est certes utopique de penser qu’une société parfaitement libérale pourra être réalisée demain, mais en tout cas cette utopie est réaliste parce qu’elle repose sur quelque chose qui correspond bien à la nature des êtres humains, alors qu’il y a des utopies qui sont absolument détachées de toute réalité (par exemple le marxisme).
Disons que le libéralisme est potentiellement réalisable. Certes il ne faut pas être naïf : je sais très bien que je ne connaitrai jamais une société parfaitement libérale. Mais il me semble que dans l’action il est important de savoir dans quelle direction l’on va ; et que le passage de la réflexion à la pratique ne doit pas faire perdre de vue la direction et ce que l’on vise. Cela dit, dans la pratique, c’est parfois très difficile, parce que l’on est dans ce que les économistes appellent parfois un monde de « second best » (de deuxième rang), et il n’y pas de solution toute faite pour un monde de deuxième rang. C’est ensuite une question d’opinions personnelles, de jugement. Il m’est arrivé de préconiser telle ou telle politique, par exemple dans le domaine de la fiscalité qui est un domaine que j’ai beaucoup exploré. Or certaines personnes me disent d’ailleurs : « c’est bizarre pour un libéral de s’intéresser à la fiscalité ». C’est vrai, d’un côté, puisque je préfèrerais une fiscalité zéro, puisque j’essaie d’imaginer l’absence d’Etat. Mais d’un autre côté, nous sommes dans un monde concret, et il y a des réponses à apporter, et en particulier quelle est la fiscalité qui permet de respecter le mieux les libres choix des individus, qui n’est pas trop injuste, qui n’a pas d’effets indésirables, etc. Il faut se poser ces questions, c’est tout à fait important ; mais si on perd de vue les principes, on peut dire n’importe quoi.
A suivre…
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