C’est un sujet difficile, mais qui me tient à coeur. Dans beaucoup de discussions avec des gens intelligents, si vous vous accrochez un peu trop à un principe, ils finissent par vous cataloguer comme étant un « idéologue », un « radical », voire un « dogmatique ». Ceux là bien sûr, se pensent comme des pragmatiques (ils le sont d’ailleurs). J’ai longtemps pensé que le pragmatisme était la seule manière intelligente de raisonner. Mais ça n’est pas si simple.
J’avais déjà abordé ce sujet ici. Comme toujours, ce genre de discussion peut être compliqué par le fait que les termes sont mal définis. Revenons donc aux définitions, pour préciser les choses.
Dogmatisme et Radicalisme
Mettons tout de suite de côté le dogmatisme, qui n’est à l’évidence pas un mode de pensée recevable :
P. ext. Disposition d’esprit d’une personne à affirmer de façon péremptoire ou à admettre comme vraies certaines idées sans discussion ; p. méton. Système qui en résulte.
Le dogmatique, pour résumer, est un âne prétentieux. Passons.
Voyons ce qu’est le radicalisme, mot que j’avais utilisé sans forcément affiner suffisamment ma réflexion :
A. Attitude qui refuse tout compromis en allant jusqu’au bout de la logique de ses convictions.
B. De nos jours, Doctrine réformiste fondée sur l’attachement à la démocratie, à la propriété privée, à la laïcité de l’enseignement ; en partic., doctrine du parti radical.
C. Historiquement (à l’étranger, en partic. en Grande-Bretagne) Doctrine libérale, inspirée de J. Bentham et J. S. Mill, préconisant de profondes réformes dans les domaines économique et politique, visant au bien-être du plus grand nombre. Ces deux penseurs étaient les apôtres de l’Utilitarisme.
En France, (Dans la 2e moit. du XIXe s.] Doctrine de ceux qui revendiquent l’héritage de 1789, marquée en particulier par l’anticléricalisme et la défense du suffrage universel.
La conclusion, c’est que ce mot est à éviter, car il est tout à fait confus, et ses différentes définitions n’ont pas grand-chose à voir les unes avec les autres. La première est presque un synonyme de « dogmatisme », la seconde est tellement vague que n’importe quelle personne un tant soit peu modérée peu s’en réclamer, et le rappel historique montre qu’elle est proche à la fois du libéralisme, et de l’utilitarisme. Utilitarisme que, d’ailleurs, les penseurs libéraux ont régulièrement critiqué. Pourquoi ?
Utilitarisme et Pragmatisme
Les libéraux ont critiqués les utilitaristes, parce que ceux-ci font appel à la notion d’intérêt général, ou de bien-être du plus grand nombre :
A. PHILOS. Doctrine qui fait de l’utile, de ce qui sert à la vie ou au bonheur, le principe de toutes les valeurs dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’action. On appelle utilitarisme le système qui consiste à ramener la notion du juste à celle de l’utile, par conséquent à faire de l’intérêt le principe du droit et de la morale.
En partic. Doctrine morale et politique de Bentham et de John Stuart Mill fondée sur la notion d’utilité ou de « principe du plus grand bonheur » permettant de diviser les actions ou les choses en bonnes ou mauvaises selon qu’elles tendent à augmenter ou non le bonheur et à diminuer la souffrance.
La notion d’intérêt général fait l’impasse sur une caractéristique importante des êtres humains : ils ne sont pas interchangeables !
Je cite Gérard Bramoullé, qui parlait de Justice sociale et [de] libéralisme :
Et tout cela nous ramène au pragmatisme, car c’est souvent l’attitude que revendiquent ceux qui dénoncent les « idéologues », ou ceux qui mettent en avant – au hasard – le principe du respect absolu de la liberté individuelle :
A.PHILOS. Doctrine qui prend pour critère de vérité d’une idée ou d’une théorie sa possibilité d’action sur le réel. Le pragmatisme est en ce sens la négation même de la religion.
B. P. ext. Comportement, attitude intellectuelle ou politique, étude qui privilégie l’observation des faits par rapport à la théorie.
Rien de critiquable là-dedans. C’est une sorte d’extension de la logique factuelle scientifique. Ne pas réfléchir sur un mode religieux est typiquement le genre d’attitude souhaitable. Mais le pragmatisme ne doit mener à l’utilitarisme (ce qui est souvent le cas) : le pragmatisme prône de confronter ses idées à la réalité factuelle. La réalité factuelle, c’est justement que les notions comme « intérêt général », « justice sociale » sont des mots flous et vides de sens (en tout cas, ils n’ont pas de sens partagé par tous, et ont autant de définitions distinctes que de courants politiques). Le vrai pragmatisme devrait conduire à rejeter dans la réflexion tout utilitarisme.
Cohérence
Alors, pour rebondir sur les discussions que nous avons eues (notamment à propos du travail dominical, ici, ou chez Koz, avec de très bonnes questions posées par Verel), et sur le billet de Rioufol de ce matin – où il se félicite que le pragmatisme prenne le dessus sur les idéologies, je voudrais préciser un point.
Si le pragmatisme prend le dessus sur les idéologies par le biais d’un sens accru de la réalité, de la responsabilité, et par le rejet de ceux qui veulent penser en dehors du réel, c’est évidemment une très bonne chose.
Si, par contre, le pragmatisme prend le dessus sur l’idéologie par le biais d’un rejet de la cohérence dans la pensée, et par le biais d’un oubli des principes qui fondent la réflexion, alors c’est dramatique.
Toute réflexion est sous-tendue par des principes moraux, avoués ou non, explicites ou non. Il est du devoir de ceux qui manipulent des idées, de ceux qui discutent, de ne pas tomber dans un coupable pragmatisme de façade permettant de s’affranchir de la rigueur, de la précision et de la cohérence des idées. Le manque de cohérence n’est pas du pragmatisme, mais de la rhétorique. Il faut expliciter les principes, en discuter, les remettre en cause le cas échant. Mais on ne peut pas reprocher à quelqu’un qui annonce un principe, et qui s’y tient, d’être un « dogmatique ». Il est simplement…cohérent !
Au fig. [En parlant d’un ensemble organisé, p. ex. un raisonnement, un discours, un texte, un livre, un système philos., un programme pol., etc.] Dont les parties se tiennent et s’enchaînent avec ordre de manière à former un ensemble logique, harmonieux, satisfaisant pour l’esprit. Synon. logique, rationnel, ordonné.
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