Après le premier volet du Kit de détection d’idioties, qui présentait les méthodes « scientifiques » pour raisonner de manière rigoureuse, voici le deuxième volet qui présent les sophismes et paralogismes les plus courants. Très intéressant, et indispensable pour savoir argumenter proprement. Que ce soit pour détecter les trolls, ou pour passer ses propres arguments au crible d’un outil d’esprit critique…
La suite du kit nous parle des sophismes, ou des paralogismes. Le paralogisme est souvent avancé de bonne foi, tandis que le sophisme est souvent associé à une volonté de tromper l’interlocuteur [1. Les définitions de sophisme et paralogisme le confirment]. Dans les deux cas, il s’agit de manières de raisonner qui ne sont pas justes, ou de manière de présenter avec une apparence de logique des arguments qui sont faux. Je me permets ici de mixer le texte de Carl Sagan, sa reprise par Normand Baillargeon, et des éléments trouvés sur l’excellente liste d’arguments fallacieux de Don Lindsay[2. j’ai découvert en écrivant l’article que cette liste est disponible en français dans l’article « Sophisme » de Wikipedia]. J’ajoute une petite touche personnelle si je le juge bon.
Classification des sophismes par John Stuart Mill
Pour rappel, John Stuart Mill avait établi une classification des sophismes, que je recopie ici :
- Des sophismes de simple inspection, ou sophismes a priori. Il s’agit « des cas où il n’y a pas de conclusion tirée, la proposition étant acceptée, non comme prouvée, mais comme n’ayant pas besoin de preuve, comme vérité évidente en soi, ou du moins comme d’une si grande vraisemblance intrinsèque, que la preuve externe, bien qu’insuffisante par elle-même, suffit comme adjuvant de la présomption antérieure.
- Les « sophismes d’observation ». Ce sont les sophismes qui consistent en un mode vicieux de procéder dans l’opération de la preuve. Et comme une preuve, dans toute son étendue, embrasse un ou plusieurs ou la totalité de trois procédés, l’observation, la généralisation, et la déduction, il faut examiner les erreurs qui peuvent être commises dans ces trois opérations. Un sophisme par observation peut consister en une erreur de « non-observation » (négligence des faits particuliers qu’il fallait remarquer), ou « mal-observation » (« lorsque le fait ou le phénomène, au lieu d’être reconnu pour ce qu’il est en réalité, est pris pour quelque chose autre »).
- Les « sophismes de généralisation ». cette classe est considérée, par Mill, comme la plus étendue de toutes, en embrassant un plus grand nombre et une plus grande variété « d’inférences vicieuses ». Pour qu’une erreur de généralisation soit sophistique, précise Mill, « il faut qu’elle soit la conséquence d’un principe ; elle doit provenir de quelque fausse conception générale du procédé inductif ; le mode légitime de tirer des conclusions de l’observation et des expériences doit être fondamentalement mal compris ».
- Les « sophismes par confusion ». Cette dernière classification des sophismes de Mill, regroupe « tous ceux qui ont leur source, non pas tant dans une fausse appréciation de la valeur d’une preuve, que dans la conception vague, indéterminée et flottante de ce qu’est la preuve ». « En tête de ces sophismes s’offrent ces multitudes de raisonnements vicieux résultant de l’ambiguïté des termes, lorsque d’une chose qui est vraie dans le sens particulier d’un mot on argumente comme si elle était vraie dans un autre sens ».
Sophismes et paralogismes du Kit de détection d’idioties
- Ad Hominem[3. Différentes sous-catégories d’Ad Hominem peuvent être trouvées sur l’article de Wikipedia consacré à l’Ad Hominem]: en latin, « en direction de l’homme », ou « à l’homme ». On s’attaque « à l’homme » plutôt qu’à ses *arguments*. Par exemple, *le révérend Smith est un fondamentaliste créationniste connu, donc ses objections à l’évolution darwinienne ne peuvent pas être considérés sérieusement*. Ou encore, *Sarkozy est un facho, donc ce qu’il dit des retraites est forcément faux*.
- Argument d’autorité: par exemple, tel économiste, membre du cercle des économistes, affirme que les taxes sur le pétrole sont une bonne chose. Ce n’est pas à son statut d’expert que l’on doit s’attacher, mais à la force de ses arguments. Petite remarque, issue de mon expérience des discussions sur ce blog : l’argument d’autorité est souvent associé à l’ad hominem. En effet, quand un interlocuteur attaque une personne, il n’est pas rare de vouloir défendre la personne incriminée en mettant en avant son statut d’expert, de personnalité respectable ; c’est une erreur. Il faut dénoncer l’ad hominem, et recentrer le débat sur les arguments.
- Faire appel aux mauvaises conséquences (appel à la terreur): dire qu’un opposant a tort, parce que s’il avait raison, les conséquences ne seraient pas bonnes. Par exemple : ma maison est seulement 1 mètre au-dessus du niveau de la mer. Je suis donc sûr que le réchauffement de la planète ne causera pas une élévation suffisante du niveau des océans pour que ma maison soit menacée.
- Faire appel à l’ignorance: Celui-ci vient sous deux formes. La première consiste à dire: puisque tu ne peux démontrer que telle conclusion est fausse, elle doit être juste; la deuxième: puisque tu ne peux prouver une conclusion, elle doit être fausse. Sur le terrain de la parapsychologie, ces sophismes fleurissent. Personne n’a pu démontrer que l’Abominable Homme des Neiges n’existe pas, il doit donc exister. Ou encore, on ne peut pas prouver qu’aucun OVNI n’est jamais venu sur Terre, donc les OVNI existent, et il y a d’autres formes de vies intelligentes dans l’Univers. C’est très courant, ce type d’argument. Si tout ce qu’on ne peut pas prouver devait exister, alors c’est la porte ouverte à tout et n’importe quoi. C’est pour cela que la notion de falsifiabilité est très importante. Une théorie, ou une proposition, pour pouvoir prétendre au statut de connaissance, doit pouvoir être testée et falsifiée. Affirmer qu’il existe à des millions d’années lumière de la Terre d’autres formes de vies est bien beau, mais il ne suffit pas qu’on ne puisse pas démontrer que c’est faux pour que ce soit vrai. On sait juste que ça peut ne pas être faux.
- Plaidoirie orientée: n’utiliser que les arguments qui vont dans le sens de votre proposition, et rejeter ceux qui vont contre. C’est l’argument typique des magiciens de toute sorte, Uri Geller s’en servait aussi : si des personnes qui ne croient pas à la magie sont dans la salle, ça m’empêche de démontrer mes pouvoirs psychiques. C’est vrai que c’est plus simple de prêcher des convaincus. Un autre type de sophisme s’en approche : l’observation selective (qui consiste à énumérer les évenements favorables ou, comme le philosophe Francis Bacon l’avait décrit, compter les coups dedans et oublier les ratés).
- Pétition de principe: En logique, une « pétition de principe » (ou en latin petitio principii) est un raisonnement fallacieux dans lequel la proposition qui doit être prouvée est supposée implicitement ou explicitement dans les prémisses. Le plus connu est le raisonnement de Descartes : « Dieu possède toutes les perfections ; or l’existence est une perfection, donc Dieu existe. » A ne pas confondre avec l’argument circulaire : un argument circulaire est toujours une pétition de principe, mais l’inverse n’est pas toujours vrai. On se prémunit contre la pétition de principe en repérant bien nos prémisses et en les distinguant des conclusions.
- Mauvaise compréhension des statistiques : par exemple, le Président Eisenhower qui exprimait son étonnement et son inquiétude lorsqu’il a découvert que la moitié des américains avaient un QI en dessous de la moyenne ! L’utilisation des statistiques sur des petits nombres fait partie de cette mauvaise compréhension.
- Inconsistence (ou contradiction interne): C’est dire deux choses contradictoires dans le même argument, ou la même phrase. C’est un peu comme dire « je n’ai jamais emprunté cette voiture, et en plus elle était déjà rayée quand je l’ai prise. »
- Non sequitur: en latin « qui ne suit pas » (sous entendu, les prémisses). Il est notable que dans un *non sequitur*, la conclusion peut être soit vraie soit fausse, mais l’argument est un sophisme, car la conclusion ne suit pas les prémisses. Tous les sophismes sont en fait des sortes différentes de *non sequiturs*.
- Le faux dilemme (ou fausse dichotomie): On fait croire (faussement) qu’il n’y a que deux possibilités ; on donne ensuite à entendre qu’une est exclue; et on conclut que l’autre doit donc être vraie. L’exemple connu est celui des charlatans : « Ou la médecine peut expliquer comment elle a été guérie, ou il s’agit d’un miracle. La médecine ne peut expliquer comment elle a été guérie. Il s’agit donc d’un miracle ». Opposer le long terme et le court terme est une sous-catégorie de *faux dilemmes*.
- La pente savonneuse: Argumenter en montrant un enchainement de faits qui conduisent à un point culminant (le plus souvent négatif). Mais si la chaîne d’arguments n’est pas solide, alors le bout de la chaîne n’est pas très probable. C’est l’argument de la « porte ouverte » : *si tu autorises ceci, alors c’est la porte ouverte à tout*. Le vieux diction du chameau en anglais résume bien l’idée : *si tu laisses le chameau passer son nez par l’ouverture de la tente, tu sera bientôt obligé de laisser entrer le chameau tout entier*
- L’homme de paille: Consiste à caricaturer la position de l’adversaire pour l’attaquer plus facilement. L’expression est une image tirée de la technique d’entraînement au combat contre un mannequin de paille à l’image de l’adversaire. Se battre contre la représentation de l’adversaire assure une victoire facile.
- Confusion entre corrélation et causalité: par exemple, *un tremblement de terre s’est produit dans les Andes, au moment même du passage d’Uranus au plus près de la Terre. Donc, la cause du tremblement de Terre est Uranus*. Ou encore : *Dans un hôpital, la présence d’individus appelés médecins est fortement corrélée avec celle d’individus appelés patients : ça ne veut pas dire que les médecins sont cause de la maladie*. On retrouve très souvent cet argument sous des formes un peu plus fines : à surveiller.
- Suppression de preuves: difficile à détecter, puisqu’il faut poser des questions. Cette technique ressort de la plaidoirie orientée, puisque ça revient à ne pas présenter toute la réalité. Par exemple : une « prophétie » de la tentative d’assassinat de Reagan avait été montrée à la télé. Mais personne ne posait la question de savoir si la cassette avait été enregistré avant ou après les évènements (après, bien sûr).
- Mots « creux » (en anglais Weasel Words): Proche de l’euphémisme, sauf que les mots creux peuvent servir à mettre en avant un nouveau sens aux mots, au lieu de chercher à en adoucir le sens. Tout ce qui dans le langage est imprécis, vague ressort des *mots creux*. « Personne de petite taille » pour dire « nain » par exemple. Talleyrand a dit : « Un art important en politique est de trouver de nouveaux noms pour les institutions qui sont devenues insupportables sous leur anciens noms aux yeux du peuple ».
- La généralisation hâtive.: à‡a consiste à généraliser trop vite et à tirer des conclusions à propos d’un ensemble à partir d’un trop petit nombre de cas. Le raciste commet ce sophisme quand il dit par exemple ”Je connais X qui est noir et il est bête comme une pelle sans manche, comme le sont d’ailleurs tous les noirs ». On se prémunit contre ça en se rappelant qu’il ne faut pas généraliser trop vite et surtout en étudiant au moins un peu les statistiques, puisque la théorie de l’échantillonnage est la réponse savante à ce problème.
- Le hareng fumé: Les prisonniers en fuite, paraît-il, laissaient des harengs fumés derrière eux pour distraire les chiens pisteurs et les détourner leur piste. C’est le principe qu’on applique ici : le but de ce stratagème est de vous amener à traiter d’un autre sujet que ce celui qui est discuté. Changer de sujet, en somme.
- Post hoc ergo procter hoc: En latin, « après ceci, donc à cause de ceci ». C’est un sophisme très répandu. Par exemple, c’est celui que commettent les gens superstitieux : *j’ai gagné au casino quand je portais tels vêtements, dit le joueur ; je porte donc les mêmes vêtements à chaque fois que je retourne au casino : j’aurais plus de chance de gagner.*
Pour finir, le mot de la fin à Carl Sagan :
Connaitre l’existence de telles fautes de logique et de rhétorique complète notre boite à outils. Comme tous les outils, le kit de détection d’idioties peut être mal utilisé, appliqué dans le mauvais contexte, ou même employé comme une excuse pour ne pas réfléchir. Mais, appliqué judicieusement, il permet d’évaluer nos propres arguments avant de les présenter aux autres.
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