Suite de la partie de l’interview consacrée à Karl Popper. On continue à y parler de mots en « isme » (nihilisme, relativisme, essentialisme, déclinisme, marxisme), du sens de l’histoire, d’écologie, de science, de la possibilité de changer et d’évoluer. Et du commerce qui est décidemment mal compris en France. Passionnant ! C’est l’avant-dernière partie de cette interview. Vous pouvez retrouver toutes les parties de l’interview dans le sommaire ! …Bonne lecture !
C’est passionnant ! En préparant l’interview, j’avais également vu qu’il était souvent cité comme un philosophe qui dénonçait le relativisme, et le nihilisme. Est-ce que tu penses que c’est un combat qui est toujours d’actualité ?
Ah oui ! Il a une théorie là -dessus que je trouve assez intéressante, c’est de dire que le dogmatisme en philosophie et en politique, souvent conduit à des déceptions. Même le rationalisme dogmatique ! Le dogmatisme en philosophie et en politique, souvent conduit à des déceptions. Même le rationalisme dogmatique !Quand on est un rationaliste dogmatique, qu’on a une espèce de vision hyper rationnelle de la société idéale, que l’on va pouvoir imposer, à ce moment là ça conduit à des catastrophes. Et le rationaliste déçu va renoncer à la raison. Et à la Vérité, et va devenir un nihiliste et un irrationaliste. C’est pour ça qu’il faut avoir un rationalisme critique, et autocritique. Qui lui sait que nous sommes faillibles, que nous nous trompons, que nous n’avons pas la possession d’une vérité, d’une maîtrise totale.
Popper était d’ailleurs assez écologiste. Le slogan de Descartes, mais qui vient en fait de Bacon, « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » c’est la bête noire des écologistes. « se rendre comme maitre et possesseur de la nature » du Discours de la méthode (les écologistes disent : se rendre « protecteurs » de la nature) et Popper considérait que c’était une hubris (une démesure), on ne sera jamais maître et possesseur de la nature (qu’on ne saura jamais maîtriser que très partiellement), mais simplement — comme il n’est pas rationaliste dogmatique — il ne tombe pas dans l’irrationalisme qui consiste à dire : il faut abandonner la pensée scientifique !
Au contraire, il pensait que les problèmes écologiques, ce serait grâce à la science et à la technique elles-mêmes, qu’on résoudrait les problèmes des conséquences inattendues … de la technique. Il me semble, à l’heure actuelle, il ne faut surtout pas abandonner la science, c’est grâce à de nouvelles techniques que l’on pourra – peut-être — sauver la planète. Il fait aussi une critique de l’historicisme, qui est la théorie qui donne un sens prédéterminé à l’histoire — le marxisme, le christianisme dogmatique, le « déclinisme », etc. — il y a sens, nous sommes dominés par un sens pré-déterminé. Pour lui, non ! le sens de l’histoire, c’est nous qui le donnons. Rien ne nous dit que dans 50 ans il n’y aura pas une catastrophe. Rien ne nous dit qu’il y en aura une. Il faut tout faire pour qu’il n’y en ait pas, mais rien n’est écrit à l’avance.
En ce sens c’est un philosophe très humain, très proche. Ce qu’il dit là est applicable au niveau individuel : le sens c’est ce que moi j’y met, il n’y a pas de destin.
Oui. C’est pour ça qu’il a critiqué l’essentialisme. C’est à dire de croire que par exemple nous serions définis par une essence dès notre naissance. Né catholique, je reste catholique. Non ! Dans une société ouverte (qui n’est pas un société d’atomes, d’individus séparés !!!!), dans une société ou il y a beaucoup d’interactions, d’échanges, ceux qui pensent que nous sommes des sociétés purement égoïstes, qu’ils regardent le moyen âge…! Notre société a des défauts, mais il y a aussi des gens qui donnent beaucoup de temps pour les ONG, etc. . Je trouve que la société est pas si égoïste que ça. Enfin bref, lui, ce qu’il pensait, c’est qu’on appartient toujours plus ou moins à des groupes, mais la société ouverte, c’est le fait qu’on peut toujours divorcer. On n’est pas obligé de rester. Et c’est là , d’ailleurs, où il y a un problème avec l’Islam, si on revient à ça, c’est qu’il interdit l’apostasie, comme le faisait le christianisme médiéval.
Donc l’apostat, celui qui abandonne la foi, est condamné à mort. à‡a c’est fondamentalement contraire à la société ouverte. On a le droit de divorcer.
On peut changer…
On peut changer d’appartenance, et on n’est pas défini par une seule appartenance. Je peux à la fois être de gauche, puis changer, mais aussi amateur de rugby, de musique classique, avoir des amis, etc. . Je ne suis pas défini par une seule appartenance. Je peux me sentir plus proche d’un démocrate chinois que d’un français nazi !!!
Je rebondis juste pour repasser un peu sur les histoires de politique française. Quant tu parles de Popper, on voit que c’est quelqu’un de fondamentalement raisonnable, d’ouvert et qui avait une grande culture — y compris scientifique -. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de débats, en France, qui sont faussés par le fait qu’on manque de culture philosophique, et surtout économique.
Ah oui. La France est totalement arriérée de ce point de vue là .
J’ai fait un an d’économie, en classe de seconde, un survol. Mais les connaissances d’économie objectives ne sont pas diffusées dans la population…
Mais c’est lié à ce qu’on disait tout à l’heure de la France qui a cette tradition, depuis la Révolution de considérer les conflits comme des guerres. En théorie des jeux on appelle ça des conflits à somme nulle (une partie d’échec : l’un gagne l’autre perd). Alors, qu’on peut considérer qu’une société libérale, ouverte, est une société qui accepte le conflit non violent, mais ces conflits peuvent être résolus par un compromis, où tous les deux gagnent ! C’est à dire un jeu à somme positive. Tandis que la lutte des classes, idée marxiste fondamentale, c’est sur le mode de la guerre.
Sur cette idée là , philosophiquement, il y a une incompréhension complète de ce qu’est le commerce. Le commerce, fondamentalement est quelque chose qui n’est pas à somme nulle !
Tout à fait. J’ai fait un cours, et je vais le refaire cette année, sur « commerce et moralité ». On peut opposer un texte de Montaigne qui dit que dans l’échange il y a toujours un perdant et un gagnant. En revanche, il y a un texte de Montesquieu, deux siècles plus tard, – deux bordelais — chapitre 20 de l’Esprit des lois fait l’éloge du « doux commerce ». Et c’est Montesquieu qui pose cette idée, après d’autres, que le commerce est une alternative à la guerre. Parce que si j’échange, dans un commerce – équitable, bien sûr – j’ai intérêt à ce que l’autre survive. J’ai pas intérêt à le tuer. Il a de la laine, j’ai du tissu : si je le tue je n’aurai pas de laine. Donc le commerce, normalement, est un jeu à somme positive.
à‡a rejoint la vision qu’en a Bastiat, que j’ai découvert il n’y a pas longtemps, cette vision que le commerce n’est pas la guerre !
Oui c’est une grande idée libérale ! La France paradoxalement a oublié sa grande tradition libérale aussi importante que la tradition anglaise. Ce sont la France et l’Angleterre qui ont fondé le libéralisme. Il y a eu une marxisation de l’intelligentsia française.En Angleterre John Locke, David Hume, Adam Smith, John Stuart Mill, et en France, on a oublié notre importante tradition libérale, Montesquieu, Turgot (grand ministre), Benjamin Constant, Tocqueville penseur libéral un peu particulier, Jean-Baptiste Say, Bastiat, Walras, Cournot. On a beaucoup de penseurs libéraux qu’on a un peu oubliés (à part des gens comme Raymond Aron, proche de Popper). Il y a eu une marxisation de l’intelligentsia française. Cela a fait qu’on a considéré tous ces libéraux comme des idéologues. La définition marxiste de l’idéologie, « soutenir un pouvoir arbitraire, fondé sur la domination, transformer des idées (visant à asseoir la domination) en réalité objective ». Pour Marx, ce sont des idéologues puisqu’il transforment une idéologie en réalité objective, pour tromper les classes dominées.
A suivre !
Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !
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