Première partie de l’interview d’Alain Boyer. Il y est question de son parcours politique, de mai 68, de mouvements d’extrême gauche, jusqu’à son évolution vers le PSU de Michel Rocard.
BLOmiG : Peux-tu nous raconter un peu ton parcours politique, et expliquer comment un intellectuel universitaire en vient à s’exprimer dans les grands médias nationaux ?
Alain Boyer : ce parcours politique commence assez tôt parce que j’appartenais à une famille de militants politiques, associatifs et syndicalistes. Mon père était un militant de la CFTC, puis il fut l’un des fondateurs de la CFDT,et c’est pour ça que nous sommes « montés » à Paris en 1964, j’appartenais à une famille typique de « chrétiens de gauche » (comme Edmond Maire, ou Michel Rocard, que j’ai croisé dans les années soixante, avec mon père, quand il avait encore un pseudo).
J’étais donc dans une famille de gauche, très politisée, très humaniste, progressiste et anti-totalitaire déjà (on n’en connaissait pas le mot, mais c’était ça), avec déjà cette idée un peu naïve qu’il fallait combiner ce qu’il y avait de bien dans le système occidental — c’est à dire la liberté — et ce qu’il y avait de bien – ce qu’on croyait qu’il y avait de bien – dans le système communiste – c’est à dire l’égalité – . « Nous, on a la liberté, mais pas l’égalité, eux ils ont l’égalité, mais ils n’ont pas la liberté. Il faut trouver une troisième voie, un socialisme à visage humain (slogan du « Printemps de Prague en 68 ») ».
Un certain nombre d’événements ont eu lieu pendant mon enfance, dont j’ai un souvenir très clair, en particulier la guerre d’Algérie, où j’ai cru comprendre le sens du mot « anti-colonialisme », et puis Mai 68 où j’étais adolescent (mon frère aîné était dans les manifs, et mon père était dans les négociations type « Grenelle », pour les Postes et Télécommunications). J’ai fait ma « crise d’adolescence », je trouvais que mes parents n’allaient pas assez loin, qu’ils n’étaient pas assez radicaux, je suis passé du côté de la « révolution ».
La première fois que j’ai mis les pieds à la Sorbonne, c’était le 20 mai 1968, sans imaginer que, 30 ans plus tard, j’y serais professeur ! Quand je suis arrivé à la Sorbonne, il faut dire que c’était extraordinaire pour un gamin politisé et « romantique » ! Toutes les fenêtres étaient couvertes de portraits de Marx, Engels, Lénine, Mao, ou de l’autre côté Trotsky, Che Guevara, mais aussi Bakounine avec drapeaux noirs et des drapeaux rouges partout. Il y avait des « communiqués » sur l’état des luttes, un type qui jouait du piano (j’ai appris après que c’était Higelin), des inscriptions de type « situationniste », qui m’ont beaucoup plu à l’époque : « Soyez réalistes, demandez l’impossible », des choses comme ça…
Une ambiance enthousiaste ?
Oui, oui. Pour moi c’était des « grands », qui remettaient tout en question. Pour dire sur 68 quelque chose, puisque ça a été un enjeu dans la campagne électorale (quand Sarkozy a fait un discours anti-68), je pense que le bilan doit être, comme pour beaucoup d’événements révolutionnaires, nuancé.
Il y a les aspects négatifs (une remise en cause beaucoup trop radicale de toute autorité, donc de toute institution), c’est tout à fait vrai. Je me souviens qu’il y avait cette idée d’avant-gardisme, c’est-à -dire d’être toujours un peu plus à gauche, remettre tout en cause, la famille, l’Eglise (j’ai perdu la foi en Mai), mettre en cause l’université, le professeur, l’idée qu’il faudrait que les cours soient des sortes d’échanges, l’idée que les étudiants avaient eux-mêmes un savoir à apporter à leurs professeurs, tout ça était enthousiasmant, mais, à dire vrai, excessif (il n’y a pas d’éducation sans transmission de savoir). Même si ça doit être fait avec l’autorité du professeur, mais sans autoritarisme : c’est un aspect positif de mai 68. C’est ça qu’on confond souvent. Avant 68, il était impensable qu’un étudiant osât s’adresser à un professeur ! à‡a a provoqué un adoucissement des rapports, une amélioration du dialogue entre professeurs et étudiants. à‡a c’est stabilisé, maintenant, de sorte que les étudiants prennent des notes, parce qu’ils savent qu’ils auront à apprendre, il y a une asymétrie. C’était ça, c’était l’asymétrie — entre le « savant » et l’ »étudiant » – qui était remise en cause en 68. Or, si on met en cause cette asymétrie, il n’y a plus de transmission. En revanche, cette asymétrie n’est plus une hiérarchie rigide avec une différence abyssale. On peut parler. Je dis à mes étudiants, ne m’écrivez pas en disant « salut mon pote », bien sûr, mais j’ »ai pas besoin non plus de « monsieur le grand professeur ». En général, ils me disent « bonjour ».
Une juste distance ?
Oui, je préfèrerais qu’ils me disent « bonjour, monsieur », mais bon c’est « bonjour ». Je leur donne mon mail. La rigidité des rapports sociaux, avant 68, par exemple à la télévision, sous de Gaulle, c’était assez invraisemblable ! Je me rappelle qu’une « speakerine » avait été renvoyée à la demande de Mme de Gaulle, parce qu’elle avait montré son genou. C’est dire…
Donc : un contexte, pour mai 68, d’anti-autoritarisme anarchique certes excessif, qui a pu faire du mal à l’école, mais qui était porteur d’une idée forte de liberté et d’émancipation. Deuxièmement, des mouvements d’extrême gauche, au contraire eux, pas du tout anarchistes, mais de tradition léniniste, voire stalinienne. Un jour, en 71, j’ai failli me faire casser la figure par leur service d’ordre, les maoïstes chantaient (à la Mutualité), « Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao », je rajoutais « Beria !« , le chef de la police politique de Staline, et quand ils m’ont vu, pfiout!, on était deux, on a du se sauver !
Alors, comment je me situais ? J’ai tout de suite pensé que l’anarchisme était une impasse. Ca me paraissait d’une grande naïveté de dire (comme l’anarchisme radical – drapeau noir – tel qu’on le voyait à l’époque dans des associations anarchistes comme la Fédération anarchiste ou l’ORA) : l’idée c’était on détruit tout — l’Etat — immédiatement, et puis rien, plus d’autorité du tout, plus de règles, etc. C’est le sens exact d’ »anarchia » en grec, littéralement « absence de pouvoir ».
La table rase…
La table rase. J’acceptais le slogan de Blanqui « ni Dieu ni maître », mais en revanche l’idée de tout renverser, comme ça d’un seul coup, me paraissait complètement naïve. En revanche, les groupes marxiste-léninistes me paraissaient, certainement parce que j’avais eu cette éducation anti-totalitaire, accorder à Lénine et Trosky ou Castro et Ho-Chi-Min — voire à Staline et à Mao — des qualités qu’ils n’avaient pas. J’avais très peur politiquement du stalinisme. Alors, les gens qui renchérissaient sur le parti communiste, traité de « révisionniste », en disant « il faut revenir à Staline » me paraissaient complètement délirants. (Il y avait aussi des « maos » plus libertaires, qui se faisaient des illusions sur la pseudo « Révolution Culturelle », mais qui étaient « anti-autoritaires », « spontanéistes », les « mao-spontex » ! avec qui je m’entendais mieux – par exemple le groupe VLR : Vive la Révolution – ).
C’est de là qu’est partie la rupture avec ces mouvements ?
Non, pas tous, parce que j’ai trouvé dans mon adolescence une stabilisation dans un courant que je ne renie pas totalement parce qu’il me paraît au fond le moins dangereux pour les libertés, et je vois que les nouveaux « révolutionnaires » (Clémentine Autain par exemple) s’y réfèrent ; il s’agit des luxembourgistes, « spartakistes » ou « conseillistes » L’héroïne en était Rosa Luxemburg, assassinée en 1919 à Berlin, pendant la semaine sanglante, la révolution communiste ratée (spartakiste : le terme me plaisait beaucoup ! Spartacus était l’un de mes héros quand j’étais gosse…). Elle fut tuée avec son amant Karl Liebknecht. C’était assez romantique, en plus. Et c’était un marxisme non-léniniste. Rosa Luxembourg était marxiste « pure et dure », fondatrice du PC allemand (novembre 1918), donc une vraie révolutionnaire, d’extrême gauche, mais elle avait dit « Camarade Lénine, la liberté, c’est celle de celui qui pense autrement ». Cette phrase voltairienne m’avait énormément plu. Tandis que Lénine a très vite imposé par la violence la seule voix du parti bolchevik.
On ne sait pas ce qu’aurait donné Rosa Luxemburg si elle n’avait pas été assassinée, bien sûr. Ce courant se réclamait aussi de la révolte des marins de Kronstadt en 1921, qui avaient été l’instrument militaire qui avait permis aux bolcheviks de prendre le pouvoir pendant leur putsch d’octobre 1917. Mais en mars 1921, les marins de Kronstadt, les ouvriers de la révolution, si j’ose dire, ceux qui avaient pris la « Bastille » (le palais d’hiver de St Petersbourg), se sont révoltés parce que Lénine avait promis tout le pouvoir aux soviets (soviets, ça veut dire « conseil ouvrier », donc autogestion), mais qu’en fait c’était le Parti qui avait tout le pouvoir. Lénine et Trotsky ont décidé le massacre des marins (dont le slogan était « tout le pouvoir aux soviets, et non pas au parti »). Donc, ni les maoïstes (se réclamer de Mao ou pis encore de Staline, c’était pour moi l’abomination des abominations), ni Lénine et Trotsky (qui avaient fait massacrer les marins) et qui avaient fondé le Goulag (acronyme voulant dire « direction centrale des camps de prisonniers »), et qui ont mis tout de suite en un an dans les camps plus de prisonniers que les tsars pendant tout le 19ème siècle ! Et fondé la sinistre Tchéka, ancêtre du KGB.
Je me trouvais bien dans ce courant, dont les deux phares qui étaient les plus connus, et qui recommencent à être connus, étaient « Socialisme ou barbarie » (S ou B) fondé par 3 philosophes (dont un seul est toujours vivant), Castoriadis, Claude Lefort (théoricien de la démocratie à l’heure actuelle) et puis Jean-françois Lyotard, fondateur plus tard de l’idée de « post-modernité » en philosophie. Il y avait aussi Edgar Morin dans cette mouvance. J’allais à la « Vieille Taupe« , qui était la librairie luxembourgiste, et qui est malheureusement tombée dans le révisionnisme le plus abject à la fin des années 70. Négationnisme des chambres à gaz, une horreur. De Rosa Luxemburg à Faurisson ! Je pourrais expliquer mais c’est trop long, la dérive paranoïaque qui consistait à penser que si on dit qu’à Auschwitz, c’était l’Enfer, les capitalistes vont dire « vous voyez ! les usines, c’est bien mieux », donc il faut montrer qu’à Auschwitz c’est moins mal que ce qu’on dit. Pour montrer que le capitalisme libéral, c’est pas mieux que le fascisme. D’où l’idée « il n’y a pas eu de chambres à gaz » !!! Là dessus s’est greffé le problème qui existe malheureusement toujours aujourd’hui, le problème palestinien. Beaucoup de gens ont identifié Israël, le sionisme, et l’idée qu’Israël c’est du colonialisme, fondé sur l’idée de la Shoah, donc c’est un mensonge. Toute cette dérive, j’ai détesté. Mais dans les années 60-72, il y avait donc « S ou B », et un petit groupe qui s’appelait « Noir et Rouge« , auquel appartenait les deux frères Cohn-Bendit, et puis ce qui me fascinait le plus, c’était les numéros de l’Internationale situationniste. Les « situs ». Les vrais grands slogans, et la vraie idéologie libertaire de 68, elle est situationniste, fondamentalement. C’était des gens assez dogmatiques eux-mêmes, et qui se sont déchirés, mais qui avaient un certain style (Raoul Vaneigem, Guy Debord). Des sortes de surréalistes ayant décidé que le seul art possible, c’était de changer la vie, sa vie, et de détruire la « société du spectacle » et de la « marchandise ».
Si je peux me permettre de rebondir là -dessus, dans ce que tu dis, dans ce que tu écris, le dogmatisme est quelque chose que tu fuis.
Toujours. Enfin, j’essaye…
Dans ces mouvances là , où il y a justement toujours une part de dogmatisme, de déformation de la réalité, comment toi, tu as évolué là -dedans ?
D’abord le courant le moins dogmatique de tous, c’était celui auquel je me référais. Parce qu’il n’y avait pas vraiment d’organisation. Au contraire des Mao, par exemple, qui avaient une organisation militaire. La Ligue, c’est-à -dire l’actuelle LCR, (on disait « La ligue a tort, c’est caïman sûr ! »), dirigée par Alain Krivine (toujours en coulisse), c’était des mouvements quasiment militarisés. Léninistes ! Le révolutionnaire professionnel doit être discipliné comme un militaire. Même si n’est pas d’accord, c’est l’organisation, c’est le parti qui décide. Dans les mouvances « conseillistes », c’était l’auto organisation généralisée. à‡a m’a permis en 74 de comprendre que la révolution c’était un mythe (« le grand soir »), ça permit d’abandonner ça, mais tout en gardant l’idée d’autogestion. Je me suis donc retrouvé à être séduit par le PSU, puis par l’entrée de Rocard et des « rocardiens » au PS (en 1974).
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